From yesterday's La Presse
http://www.cyberpresse.ca/article/20060303/CPSOLEIL/60303136/5643/CPARTS01Le vendredi 03 mars 2006
collaboration spéciale Paul Bordeleau
78E SOIRÉE DES OSCARS
Le bon film au bon moment
Gilles Carignan
Le Soleil
Pour les aspirants à l’Oscar du meilleur film, la côte apparaît difficile à monter pour déloger le favori, Brokeback Mountain. Mais à la veille de la 78e soirée des Oscars, ils sont plusieurs à continuer de penser que rien n’est joué. Chose sûre, les indépendants ont déjà gagné.
Le nom de Crash, surtout, est souvent cité comme surprise potentielle d’un scénario qui semble écrit d’avance. Les partisans du merveilleux film de Paul Haggis ne feraient-ils qu’entretenir artificiellement le suspense ?
Comme l’a affirmé à la BBC Morgan Freeman, lauréat d’un Oscar l’an dernier pour La Fille à un million de dollars, donc membre à vie de l’Académie : « Brokeback Mountain aborde le bon sujet au bon moment, et c’est tout ce qui compte. »
Les premières minutes du gala donneront une bonne idée du dénouement. Advenant une victoire de Jake Gyllenhaal ou de Michelle Williams dans les catégories des acteurs de soutien — ce qui est pensable, bien qu’ils ne soient pas favoris —, Brokeback Mountain triomphera trois heures plus tard.
Avec des si, on peut aller loin. En vérité, l’une des rares probabilités qui tiennent la route — outre la victoire de Philip Seymour Hoffman —, c’est que le gala cinéma le plus discuté ne sera pas le plus écouté de l’histoire.
Pas à cause du choix de Jon Stewart à l’animation. Mais parce qu’il existe une corrélation entre le succès des films finalistes et l’intérêt du téléspectateur américain pour la cérémonie. Pas de surprise de constater que le gala le plus suivi de l’ère moderne soit celui qui a couronné le plus grand succès de l’ère moderne, Titanic.
Or, même si Brokeback Mountain peut désormais être taxé de succès populaire avec plus de 75 millions $ de recettes (ce qui est, en soi, une belle surprise et une bonne nouvelle), la sélection de cette année n’a pas de locomotive commerciale nommée Titanic. Ni Gladiateur. Ni Chicago. Et non, ceci n’est pas une plainte.
Cette année, l’Académie a boudé des titres qu’elles avaient l’habitude de célébrer : Vent du Nord (combat pour les droits des femmes dans une mine), Walk the Line (biographie d’une légende américaine), Cinderella Man (ascension d’un modèle de la classe ouvrière) ou même La Preuve irréfutable (un drame intimiste comme les aiment les académiciens). Cette année, l’Académie était animée d’autres préoccupations. Pour les saisir, un léger retour en arrière s’impose.
La fin de la récréation
On peut faire dire beaucoup de choses aux Oscars, en oubliant qu’il ne s’agit, au fond, que d’une remise de récompenses, d’une superbe rectitude politique. Sauf qu’avec le recul, les Oscars sont souvent le reflet de l’actualité américaine.
En 1998, le sacre de Titanic, plus grand succès financier de l’histoire, couronnait une période florissante pour Hollywood (et pour l’économie américaine). Le blockbuster le plus cher de tous les temps avait survécu à son naufrage annoncé. Hollywood célébrait le divertissement avec un grand D.
Les années suivantes ont marqué le retour des grands genres : la fresque antique avec Gladiateur, la comédie musicale avec Chicago. La prospérité du moment — c’était avant l’essor du DVD, la menace du piratage, la chute de l’auditoire... — n’empêchait pas une certaine nostalgie de l’âge d’or d’Hollywood. Une entorse au tableau : la victoire de Beauté américaine.
Puis, il y a eu le 11 septembre. L’Afghanistan. Et l’Irak.
En ces jours troubles, Hollywood a eu envie d’envoyer un message à l’Amérique, que Tom Cruise avait formulé clairement aux Oscars : the show must go on ! C’était la victoire de Chicago. L’heure était au patriotisme, et non à la critique. Michael Moore a eu droit à des huées en allant chercher son Oscar pour Bowling for Columbine. Mais dans la salle — on l’oublie parfois —, Moore a eu aussi droit à des applaudissements nourris. Cette année, il aurait peut-être en droit à une ovation. Question de timing.
Enlisement en Irak, déception à l’endroit de l’administration Bush (au plus bas de sa popularité), montée des valeurs néoconservatrices sous sa gouverne, climat de tension devant la menace de nouveaux attentats, alimenté à grands coups d’alertes orange : le cinéma n’est pas resté insensible aux manchettes. Ni les académiciens.
L’Amérique inquiète
L’an dernier, plusieurs ténors de la droite — dont Rush Limbaugh — avaient fait campagne contre Clint Eastwood, l’accusant de promouvoir l’euthanasie. La Fille à un million de dollars n’était pas un film sur l’euthanasie. Ni un film sur la boxe ! N’empêche, il décrivait avec sobriété le combat moral d’un croyant conservateur devant sa protégée qui lui demandait d’abréger ses souffrances. Plusieurs ont observé que la campagne de salissage avait assurément davantage aidé que nui au film, dans cette industrie qui se prétend libérale.
« Le bon sujet, au bon moment », a dit Morgan Freeman. On pourrait ajouter : de la bonne manière. Brokeback Mountain est avant tout un grand film. Mais en cette ère où le débat sur le mariage gai n’épargne pas les États-Unis, il est clair que le timing était excellent pour cette histoire d’amour entre deux jeunes cow-boys, histoire un peu provocatrice parce qu’elle prend à rebours l’icône même de la masculinité (le cow-boy). Le projet a d’ailleurs traîné dans les studios pendants plusieurs années avant qu’il ne trouve un contexte favorable pour sa réalisation.
En plébiscitant Good Night, and Good Luck (six nominations), l’Académie a offert une vitrine à un film d’époque très actuel, qui traite non seulement de la liberté d’expression, mais surtout de la responsabilité des médias, du devoir d’informer et des dangers pour les libertés civiles dans des contextes où les pouvoirs, au nom de la menace (communiste jadis, terroriste aujourd’hui), se placent au-dessus des lois. Que ce soit Clooney lui-même, star hollywoodienne, qui ait commis le film n’était pas pour nuire.
Autre enfant chéri de la profession, capable d’adresser des thèmes sérieux (La Couleur pourpre, La Liste de Schindler), Steven Spielberg a fait avec Munich (cinq nominations) son film le moins convenu, « une prière pour la paix », a-t-il affirmé. Certains l’ont accusé de ne pas prendre position clairement. Mais au-delà de tout, Munich pose de très pertinentes questions sur l’attitude de l’administration américaine devant la menace terroriste, critiquant la rhétorique « œil pour œil, dent pour dent ».
Crash de Paul Haggis (six nominations) propose aussi un regard attristé sur une nation rongée par la peur de l’Autre, à travers un microcosme du melting pot de Los Angeles, où chaque groupe vit dans sa bulle, et où les problèmes commencent lorsque ces bulles se heurtent. Plaidoyer pour la tolérance, Crash est aussi un remarquable film d’acteurs. Comme les acteurs composent le groupe le plus influent de l’Académie...
Capote, du jeune Bennett Miller (cinq nominations), n’est pas un film politique. C’est une œuvre forte sur la création, qui tout en dressant le portrait d’un écrivain à un moment-clé, aborde le thème de l’inégalité des chances. Comme Crash, c’est un premier film. Comme Crash et Good Night..., il a été tourné pour moins de 10 millions $. Comme Crash, Good Night... et Brokeback Mountain, il assure aux productions indépendantes une rare main-mise sur les principales catégories.
Faut-il se surprendre que ce retour des sujets politiques, sociaux, critiques vienne des indépendants, et non des grands studios hollywoodiens (outre Spielberg) ?
Paul Haggis est peut-être celui qui a le mieux résumé l’effet des Oscars 2006 : « Ce qu’il y a de bien avec ces nominations, c’est qu’elles vous donnent la crédibilité pour entreprendre des projets encore plus risqués. » Ce cinéma risqué, qui trouvera de nouveaux appuis, tient le haut de l’affiche cette année aux Oscars. C’est la saveur du mois pour l’Académie. À quand le retour du pur divertissement ? Peut-être dès l’an prochain. Comme le dit le sage Freeman, « le bon sujet, au bon moment ».